[i] [b][u][center]Chapitre III.[/center][/u][/b]
Bélisaire approchait de l'asile où sa famille l'attendait, lorsqu'un incident nouveau lui fit craindre d'en être éloigné pour jamais. Les peuples voisins de la Thrace ne cessaient d'y faire des courses ; un parti de Bulgares venait d'y pénétrer, lorsque le bruit se répondit que Bélisaire, privé de la vue, était sorti de sa prison, et qu'il s'en allait, en mendiant, joindre sa famille exilée. Le Prince des Bulgares sentit tout l'avantage d'avoir ce grand homme avec lui, ne doutant pas que, dans sa douleur, il ne saisît avidement tous les moyens de se venger. Il sut la route qu'il avait prise ; il le fit suivre par quelques-uns des siens ; et vers le déclin du jour Bélisaire fut enlevé. Il fallut céder à la violence, et monter un coursier superbe qu'on avait amené pour lui. Deux des Bulgares le conduisaient, et l'un d'eux avait pris son jeune guide en croupe.
«Tu peux te fier à nous, lui dirent-ils. Le vaillant Prince qui nous envoie honore tes vertus, et plaint ton infortune. »
« Et que veut-il de moi, demanda Bélisaire. »
« Il veut, lui dirent les Barbares, t'abreuver du sang de tes ennemis. »
« Ah ! Qu'il me laisse sans vengeance, dit le vieillard : sa pitié m'est cruelle. Je ne veux que mourir en paix au sein de ma famille, et vous m'en éloignez. Où me conduisez-vous ? Je suis épuisé de fatigue, et j'ai besoin de repos.
« Aussi vas-tu, lui dit-on, te reposer tout à ton aise, à moins que le Maître du
château voisin ne soit sur ses gardes, et ne soit le plus fort. »
Ce château était la maison de plaisance d'un vieux Courtisan, appelé Bessas qui, après avoir commandé dans Rome assiégée, et y avoir exercé les plus horribles concussions, s'était retirée avec dix mille talents. Bélisaire avait demandé qu'il fut puni selon les lois ; mais ayant pour lui à la Cour tous ceux qui n'aiment pas qu'on examine de si près les choses, Bessas ne fut point poursuivi ; il en était quitte pour vivre dans ses terres, au sein de l'opulence et de l'oisiveté.
Deux Bulgares, qu'on avait envoyé reconnaître les lieux, vinrent dire à leur Chef que dans ce château ce n'étaient que festins et que réjouissances ; qu'on n'y parlait que de l'infortune de Bélisaire, et que Bessas avait voulu qu'on le célébrât par une fête, comme une vengeance du ciel.
« Ah, le lâche, s'écrièrent les Bulgares ! Il n'aura pas longtemps à se réjouir de ton malheur. »
Bessas, au moment de leur arrivée, était à table, environné de ces complaisants ; et l'un d'eux chantant ses louanges, disait dans ses vers, que le ciel avait pris soin de le justifier, en condamnant son accusateur à ne voir jamais la lumière.
« Quel prodige plus éclatant, ajoutait le Flatteur, et quel triomphe pour l'innocence ! »
« Le ciel est juste, disait Bessas, et tôt ou tard les méchants sont punis. »
Il disait vrai. À l'instant même les Bulgares, l'épée à la main, entrent dans la cour du château, laissant quelques Soldats autour de Bélisaire, et pénètrent avec des cris terribles jusqu'à la salle du festin. Bessas pâlit, se trouble, s'épouvante ; et comme lui tous ses convives sont frappés d'un mortel effroi. Au lieu de se mettre en défense, ils tombent à genoux, et demandent la vie. On les saisit, on les fait traîner dans le lieu où était Bélisaire. Bessas, à la clarté des flambeaux, voit à cheval un vieillard aveugle ; il le reconnaît, il lui tend les bras, il lui crie grâce et pitié. Le vieillard attendri conjurerait les Bulgares de l'épargner lui et les siens.
« Point de grâce pour les méchants, » lui répondit le Chef : ce fut le signal du carnage : Bessas et ses convives furent tous égorgés. Aussitôt se faisant amener leurs valets, qui croyaient aller au supplice :
« Vivez, leur dit le même, et venez nous servir, car c'est nous qui sommes vos maîtres. »
Alors la troupe se mit à table, il fit asseoir Bélisaire à la place de Bessas.
Bélisaire ne cessait d'admirer les révolutions de la fortune. Mais ce qui venait d'arriver l'affligeait.
« Compagnons, dit-il aux Bulgares, vous me donnez un chagrin mortel, en faisant couler autour de moi le sang de mes compatriotes. Bessas était un avare et inhumain : je l'ai vu dans Rome affamer le peuple, et vendre le pain au poids de l'or, sans pitié pour les malheureux qui n'avaient pas de quoi payer leur vie. Le ciel l'a puni; je ne le plains que d'avoir mérité son sort. Mais ce carnage, fait en mon nom, est une tache pour ma gloire. Ou faites-moi mourir, ou daignez me promettre que rien de pareil n'arrivera tant que je serai parmi vous. »
Ils lui promirent de se borner aux soins de leur propre défense ; mais le château de Bessas fut pillé ; et après y avoir passé la nuit, les Bulgares, chargés du butin, se mirent en marche avec Bélisaire.
Leur Général, comblé de joie de le voir arriver dans son camp, vint au-devant de lui, et le recevant dans ses bras :
« Viens, mon père, lui dit-il, viens voir si c'est nous qui sommes les barbares. Tout t'abandonne dans ta patrie, mais tu trouveras parmi nous des amis et des vengeurs. »
En disant ces mots, il le conduisit par la main dans sa tente, l'invita à s'y reposer, et ordonna qu'autour de lui tout respectât son sommeil. Le soir, après un souper splendide, où le nom de Bélisaire fut célébré par tous les Chefs du camp barbare, le Roi s'était enfermé avec lui :
« Je n'ai pas besoin, lui dit-il, de te faire sentir l'atrocité de l'injure que tu as reçue. Le crime est horrible ; le châtiment doit l'être. C'est sous les ruines du trône et du palais de votre vieux Tyran, sous les débris de sa Ville embrasée, qu'il faut l'ensevelir avec tous ses complices. Sois mon guide, apprends-moi, magnanime vieillard, à les vaincre et à te venger. Ils ne t'ont pas ôté la lumière de l'âme, les yeux de la sagesse ; tu sais les moyens de les surprendre et de les forcer dans leurs murs. Reculons au-delà des mers les bornes de leur Empire ; et si dans celui que nous allons fonder, c'est que pour toi du second rang, partage avec moi, j'y consens, tous les honneurs du rang suprême, et que le Tyran de Byzance, avant d'expirer sous nos coups, t'y voie encore une fois entrer sur un char de triomphe. » [/i]