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L'archipel en feu, Trite maison d'un riche, suite.

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[i] Il y avait à Corfou, à l’extrémité de la Strada Reale, une vieille maison de peu d’apparence, moitié grecque, moitié italienne d’aspect. Dans cette maison demeurait un personnage, qui se montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C’était le banquier Elizundo. Etait-ce un sexagénaire ou un septuagénaire? on n’aurait pu le dire. Depuis une vingtaine d’années, il habitait celle sombre demeure, dont il ne sortait guère. Mais, s’il n’en sortait pas, bien des gens de tous pays et de toute condition, – clients assidus de son comptoir, – l’y venaient visiter. Très certainement, il se faisait des affaires considérables dans cette maison de banque, dont l’honorabilité était parfaite. Elizundo passait, d’ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul crédit, dans les îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de Zara ou de Raguse, n’aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite, acceptée par lui, valait de l’or. Sans doute, il ne se livrait pas imprudemment. Il paraissait même très serré en affaires. Les références, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les voulait complètes; mais sa caisse semblait inépuisable. Circonstance à noter, Elizundo faisait presque tout lui-même, n’employant qu’un homme de sa maison, dont il sera parlé plus tard, pour tenir les écritures sans importance. Il était à la fois son propre caissier et son propre teneur de livres. Pas une traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui n’eût été écrite de sa main. Aussi, jamais un commis du dehors ne s’était-il assis au bureau du comptoir. Cela ne contribuait pas peu à assurer le secret de ses affaires.
Quelle était l’origine de ce banquier? On le disait Illyrien ou Dalmate; mais, à cet égard, on ne savait rien de précis. Muet sur son passé, muet sur son présent, il ne frayait point avec la société corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le protectorat de la France, son existence était déjà ce qu’elle était restée depuis qu’un gouverneur anglais exerçait son autorité sur les îles Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à la lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public chiffrait par centaines de millions; mais il devait être, il était très riche, bien que son train fût celui d’un homme modeste dans ses besoins et ses goûts.
Elizundo était veut, il l’était même lorsqu’il vint s’établir à Corfou avec une petite fille, alors âgée de deux ans. Maintenant, cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux, et vivait dans cette demeura, toute aux soins du ménage.
Partout, même en ces pays de l’Orient, où la beauté des femmes est incontestée, Hadjine Elizundo eût passé pour remarquablement belle, et cela malgré la gravité de sa physionomie un peu triste. Comment en eût-il été autrement dans ce milieu où s’était écoulé son jeune âge, sans une mère  pour la guider, sans une compagne avec laquelle elle pût échanger ses premières pensées de jeune fille? Hadjine Elizundo était de taille moyenne mais élégante. Par son origine grecque, qu’elle tenait de sa mère, elle rappelait le type de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui l’emportent sur toutes celles du Péloponnèse.
Entre la fille et le père, l’intimité n’était pas et ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, réservé, – un de ces hommes qui détournent le plus souvent la tète et voilent leurs yeux comme si la lumière les blessait. Peu communicatif, aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie publique, il ne se livrait jamais, même dans ses rapports avec les clients de sa maison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé quelque charme à cette existence murée, puisque, entre ces murs, c’est à peine si elle trouvait le cœur d’un père!
Heureusement, près d’elle, il y avait un être bon, dévoué, aimant, qui ne vivait que pour sa jeune maîtresse, qui s’attristait de ses tristesses, dont la physionomie s’éclairait s’il la voyait sourire. Toute sa vie tenait dans celle d’Hadjine. A ce portrait, on pourrait croire qu’il s’agit d’un brave et fidèle chien, un de ces «aspirants à l’humanité» a dit Michelet, «un humble ami,» a dit Lamartine. Non! ce n’était qu’un homme, mais il eût mérité d’être chien. Il avait vu naître Hadjine, il ne l’avait jamais quittée, il l’avait bercée enfant, il la servait jeune fille.
C’était un Grec, nommé Xaris, un frère de lait de la mère d’Hadjine, qui l’avait suivie après son mariage avec le banquier de Corfou. Il était donc depuis plus de vingt ans dans la maison, occupant une situation au-dessus de celle d’un simple serviteur, aidant même Elizundo, lorsqu’il ne s’agissait que de quelques écritures à passer.
Xaris, comme certains types de la Laconie, était de haute taille, large d’épaules, d’une force musculaire exceptionnelle. Belle figure, beaux yeux francs, nez long et arqué que soulignaient de superbes moustaches noires. Sur sa tête, la calotte de laine sombre; à sa ceinture, l’élégante fustanelle de son pays.
Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins du ménage, soit pour se rendre à l’église catholique de Saint-Spiridion, soit pour aller respirer quelque peu de cet air marin qui n’arrivait guère jusqu’à la maison de la Strada Reale, Xaris l’accompagnait. Bien des jeunes Corfiotes l’avaient ainsi pu voir sur l’Esplanade et même dans les rues du faubourg de Kastradès qui s’étend le long de la baie de ce nom. Plus d’un avait tenté d’arriver jusqu’à son père. Qui n’eût été entraîné par la beauté de la jeune fille, et, peut-être aussi par les millions de la maison Elizundo? Mais, à toutes les propositions de ce genre, Hadjine avait répondu négativement. De son côté, le banquier ne s’était jamais entremis pour modifier sa résolution. Et pourtant, l’honnête Xaris eût donné, pour que sa jeune maîtresse fût heureuse en ce monde, toute la part de bonheur auquel un dévouement sans bornes lui donnait droit dans l’autre!
Telle était cette maison sévère, triste, comme isolée dans un coin de la capitale de l’ancienne Corcyre; tel, cet intérieur au milieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire Henry d’Albaret.
Ce furent des rapports d’affaires qui s’établirent, tout d’abord, entre le banquier et l’officier français. En quittant Paris, celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison Elizundo. Ce fut à Corfou qu’il vint les toucher. Ce fut de Corfou qu’il tira ensuite tout l’argent dont il eut besoin pendant ses campagnes de Philhellène. A plusieurs reprises, il revint dans l’île, et c’est ainsi qu’il fit la connaissance d’Hadjine Elizundo. La beauté de la jeune fille l’avait frappé. Son souvenir le suivit sur les champs de bataille de la Morée et de l’Attique.
Après la reddition de l’Acropole. Henry d’Albaret n’eut rien de mieux à faire que de revenir à Corfou. Il était mal remis de sa blessure. Les fatigues excessives du siège avaient altéré sa santé. Là, tout en vivant en dehors de la maison du banquier, il y trouva chaque jour une hospitalité de quelques heures, qu’aucun étranger n’avait pu jusqu’alors obtenir.
Il y avait trois mois environ que Henry d’Albaret vivait ainsi. Peu à peu, ses visites à Elizundo, qui ne furent d’abord que des visites d’affaires, devinrent plus intéressées en devenant quotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier. Comment ne s’en serait-elle pas aperçue, en le trouvant si assidu près d’elle, tout entier au charme de l’entendre et de la voir! De son côté, ces soins que nécessitait l’état de sa santé fort compromise, elle n’avait point hésité à les lui rendre. Henry d’Albaret ne put se trouver que très bien d’un pareil régime.
D’ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui inspirait le caractère si franc, si aimable, d’Henry d’Albaret, auquel il s’attachait, lui, de plus en plus.
«Tu as raison, Hadjine, répétait-il souvent à la jeune fille. La Grèce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut pas oublier, que, si ce jeune officier a souffert, c’est en combattant pour elle!
– Il m’aime!» dit-elle un jour à Xaris.
Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicité qu’elle mettait en toutes choses.
«Eh bien, il faut te laisser aimer! répondit Xaris. Ton père vieillit, Hadjine! Moi, je ne serai pas toujours là!… Où trouverais-tu, dans la vie, un plus sûr protecteur qu’Henry d’Albaret?»
Hadjine n’avait rien répondu. Il aurait fallu dire que, si elle se savait aimée, elle aimait aussi. Une réserve toute naturelle lui défendait d’avouer ce sentiment, même à Xaris.
Cependant, les choses en étaient là. Ce n’était plus un secret pour personne dans la société corfiote. Avant même qu’il en eût été officiellement question, on parlait du mariage d’Henry d’Albaret et d’Hadjine Elizundo, comme s’il eût été décidé.
Il convient de faire observer que le banquier n’avait point paru regretter les assiduités du jeune officier auprès de sa fille. Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement. Quelle que fût la sécheresse de son cœur, il devait craindre qu’Hadjine ne restât seule dans la vie, bien qu’il sut à quoi s’en tenir sur la fortune dont elle hériterait. Cette question d’argent, d’ailleurs, n’avait jamais été pour intéresser Henry d’Albaret. Que la fille du banquier fût riche ou non, cela n’était pas de nature à le préoccuper, même un instant. L’amour qu’il éprouvait pour cette jeune fille prenait naissance dans des sentiments bien autrement élevés, non dans des intérêts vulgaires. C’était pour sa bonté autant que pour sa beauté qu’il l’aimait. C’était pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation d’Hadjine dans ce triste milieu. C’était pour la noblesse de ses idées, la grandeur de ses vues, pour l’énergie de cœur dont il la sentait capable, si jamais elle était mise à même de la montrer.
Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de la Grèce opprimée et des efforts surhumains que ses enfants faisaient pour la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne pouvaient se rencontrer que dans le plus complet accord.
Aussi, que d’heures émues ils passèrent en causant de toutes ces choses dans cette langue grecque qu’Henry d’Albaret parlait maintenant comme la sienne! Quelle joie intimement partagée, lorsque un succès maritime venait compenser les revers dont la Morée ou l’Attique étaient le théâtre! Il fallut qu’Henry d’Albaret racontât en détail toutes les affaires auxquelles il avait pris part, qu’il redît les noms des nationaux et des étrangers qui s’illustraient dans ces luttes sanglantes, et ceux de ces femmes que, libre d’elle-même, Hadjine Elizundo eût voulu imiter, – Bobolina, Modena, Zacharias, Kaïdos, sans oublier cette courageuse Andronika que le jeune officier avait arrachée au massacre de Chaidari.
Et même, un jour, Henry d’Albaret, ayant prononcé le nom de cette femme, Elizundo, qui écoutait cette conversation, fit un mouvement de nature à attirer l’attention de sa fille.
«Qu’avez-vous, mon père? demanda-t-elle.
– Rien.» répondit le banquier,
Puis, s’adressant au jeune officier du ton d’un homme qui veut paraître indifférent à ce qu’il dit:
«Vous avez connu cette Andronika? demanda-t-il.
– Oui, monsieur Elizundo.
– Et savez-vous ce qu’elle est devenue?
– Je l’ignore, répondit Henry d’Albaret. Après le combat de Chaidari, je pense qu’elle a dû regagner les provinces du Magne qui est son pays natal. Mais, un jour ou l’autre, je m’attends à la voir reparaître sur les champs de bataille de la Grèce… [/i]

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