Au large de Chios, la flotte turque menée par Kara Ali, avait 34 navires, dont six vaisseaux à deux ponts, neuf frégates avec 6 à 7 000 soldats prêts à débarquer. Le 10 III 1822, 8 bricks et 30 sacolèves grecs avaient débarqué dans l'île 2 500 combattants venus de Samos. Ils repoussèrent les défenseurs turcs, brûlèrent des cafés turcs, prirent le plomb couvrant les coupoles de deux mosquées. Lykourgos Logothétis, philikos, ancien hegemôn des provinces danubiennes, chef de l’insurrection de Samos, adressa un ultimatum pour reddition avant assaut au gouverneur turc réfugié dans le fort, qui resta sans réponse.
A Constantinople, le sultan fit décapiter les trois notables otages de Chios : Rodokanakis, Skylitsis et Rallis,et 60 commerçants de l’île établis dans la capitale. Il envoya ensuite sa flotte pour un châtiment exemplaire. A son arrivée les Samiens et nombre d’habitants s’éloignèrent des côtes. Des troupes turques vinrent d’Asie mineure. atteignant 15 000 fantassins. Les Samiens, armés, parvinrent à fuir sur leurs vaisseaux. Le massacre commença. Des 113 000 habitants ne restèrent que 1 800. Il y eut 23 000 massacrés, les femmes et enfants capturés furent vendus dans les marchés d’esclaves d’Afrique, Smyrne et Constantinople (inscrits comme « exportations » à la douane). Les autres parvinrent à fuir sur des embarcations grecques vers les îles de l’Egée, Athènes et le reste de la Grèce. Kara Ali écrivit au sultan que « l’ordre est rétabli à Chios ».
Psara était proche… Kanaris se proposa à participer à la contre-attaque maritime et Miaoulislui adjoignit le brûlotier d’Hydra Andréas Pipinos. Les deux capitaines et leurs marins communièrent et appareillèrent avec quatre navires en conserve le 1er VI. Ils croisèrent sans être aperçus par les patrouilleurs turcs. Ils attendirent la nuit sans lune du 6 au 7 VI, et le baïram, fête musulmane, prévoyant la moindre vigilance de l’ennemi. Les Grecs franchirent la ligne de surveillance, reconnurent le vaisseau amiral et contre-amiral aux fanaux. Pipinos vint au flanc du vaisseau contre-amiral mais ne parvint à fixer les grappins après avoir allumé les mèches. Il put fuir en barque pendant que les matelots turcs éloignaient le brûlot qui se consuma sans dommage pour la flotte ennemie. Kanaris avec son habile barreur Théophilopoulos ficha la proue du brûlot sous la proue du vaisseau de haut-bord, l’y cramponna, alluma les mèches, et s’éloigna à la force des rames. Le feu incendia les voiles, les tentes du banquet sur le pont. Quelques chaloupes turques avec quelques dizaines de marins réussirent à s’éloigner. L’amiral turc sauta dans une des barques mais y fut blessé à la tête par la chute de débris en flamme. Il mourut à terre peu après. Les 84 canons chargés surchauffés tirèrent les boulets menaçant les chaloupes. Les autres vaisseaux turcs ne s’approchèrent pas par crainte d’un feu prenant leurs voiles par les projections. Le navire amiral fut pulvérisé quand les flammes atteignirent le magasin de poudre. La flotte turque fit voile pour l’Hellespont.
A Psara, ce fut le délire. Kanaris devint du jour au lendemain un des héros justement admiré et inoublié en Grèce. L’année suivante Victor Hugo lui dédia un poème à sa gloire méritée (voir plus bas).
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J’ai trouvé dans : « Nouvelle biographie depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours » sous la direction du Dr Hoefer (F. Didot frères, Paris M DCCC LXI) . Je vous transcris cet article. Kanaris fut Premier ministre en 1864-65 et 1877.
KANARIS (Constantin), célèbre marin grec, né à Psara, vers 1790. Avant 1821, Kanaris était capitaine d'un petit bâtiment marchand qui faisait habituellement le commerce avec Odessa. Ce n'est que dans la seconde année de l'insurrection qui se fit remarquer. Il obtint d'être désigné avec Georges Pipinos, d'Hydra, pour incendier la flotte turque stationnée dans le canal de Chios, après les massacres qui ensanglantèrent cette île. Le 7 (19) juin 1822, Kanaris et Pipinos partir de Psara sur deux chebecs transformés en brûlots ; il fallait passer, malgré le calme, sous le canon de deux frégates qui croisaient en avant de la flotte. Kanaris entraîna, par sa résolution, les marins un instant ébranlés, et, trompant toute surveillance, il pénétra dans le canal et attacha son brûlot au flanc du vaisseau amiral, illuminé ce soir-là par les fêtes du ramazan : les chefs turcs célébraient leurs sanglantes victoires au milieu de plus de deux mille des leurs. Bientôt la flamme les environne, domine leurs efforts et une explosion terrible couvre la rate de débris. Cependant Kanaris avait pu rejoindre, sain et sauf sur un brûlot, son compagnon, qui, de son côté, avait réussi à incendier un autre vaisseau. Le 9 novembre de la même année, Kanaris, accompagné de Kyriakos, renouvela cette périlleuse entreprise, avec un égal succès, dans la rate de Ténédos. Arborant sur leur brûlot le pavillon turc, et feignant être poursuivis par deux bricks hydriotes, ils se réfugièrent au milieu de la flotte ottomane, ou bientôt ils répandirent l'incendie. Cette fois encore Kanaris, choisissant pour sa proie le vaisseau amiral, engagea son beaupré dans un de ses sabords, et après y avoir mis le feu, se retira tranquillement, bravant l'équipage frappé de stupeur.
Ce double triomphe paralysa en quelque sorte la flotte turque, que depuis l'on vit souvent fuir à la vue de quelques mistiks ennemis. En même temps, il remplit les Grecs de confiance, en montrant que l'intrépidité de leurs marins compensait l'inégalité des forces matérielles. Ces hauts faits devinrent célèbres en Europe. Pour Kanaris, simple autant que brave, et paraissant surpris de la réputation qu'il s'était acquise, il ne chercha jamais à se prévaloir des services qu'il avait rendu son pays. Le comité grec, en faisant élever son fils à Paris, lui décerna la récompense à laquelle il fut le plus sensible. En 1825, le capitaine Kanaris conçu l'audacieux projet d'aller brûler, dans le port même d'Alexandrie, la flotte prête à transporter les Arabes en Morée. Le 4 août, il appareilla en compagnie d'autres braves, et retenant à son bord le capitaine du port qui était venu le reconnaître, il lâcha des brûlots dans le bassin rempli de vaisseaux ; mais le vent les ayant repoussés, ils se consumèrent inutilement. Capodistrias, à son arrivée en Grèce, nomma (juin 1828) le capitaine Kanaris commandant de la forteresse maritime de Monembasie, et lui confia plus tard une escadre de la marine du gouvernement, choix que l'héroïque marin justifia en servant loyalement dans les circonstances les plus critiques. Après la mort du président Capodistrias, en décembre 1831, il se retira dans l'île Syra. Le roi Othon l'éleva au grade de capitaine de vaisseau de première classe (pliarque) puis d'amiral, et le nomma sénateur en 1847. Kanaris a été ministre de la marine en 1846, 1848-1849 et 1854-1855 (M. Brunet de Presles).
(n-b : le chebec est un petit trois-mâts méditerranéen, à coque fine, aux extrémités élancées, à fort éperon, pouvant également naviguer à l'aviron et être armé pour la guerre. Paul Valéry en parle encore, en 1936, dans Variété III : « ... ces bateaux comme il n'en existe plus guère, ces types séculaires que la vapeur et le pétrole ont exterminés, les étranges chébecs, par exemple, aux formes d'une élégance orientale, qui avaient la proue grêle et bizarrement dessinée, ... »
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[center]Canaris
Lorsqu'un vaisseau vaincu dérive en pleine mer ;
Que ses voiles carrées
Pendent le long des mâts, par les boulets de fer
Largement déchirées ;
Qu'on n'y voit que des morts tombés de toutes parts,
Ancres, agrès, voilures,
Grands mâts rompus, traînant leurs cordages épars
Comme des chevelures ;
Que le vaisseau, couvert de fumée et de bruit,
Tourne ainsi qu'une roue ;
Qu'un flux et qu'un reflux d'hommes roule et s'enfuit
De la poupe à la proue ;
Lorsqu'à la voix des chefs nul soldat ne répond ;
Que la mer monte et gronde ;
Que les canons éteints nagent dans l'entre-pont,
S'entre-choquant dans l'onde ;
Qu'on voit le lourd colosse ouvrir au flot marin
Sa blessure béante,
Et saigner, à travers son armure d'airain,
La galère géante ;
Qu'elle vogue au hasard, comme un corps palpitant,
La carène entr'ouverte,
Comme un grand poisson mort, dont le ventre flottant
Argente l'onde verte ;
Alors gloire au vainqueur ! Son grappin noir s'abat
Sur la nef qu'il foudroie ;
Tel un aigle puissant pose, après le combat,
Son ongle sur sa proie !
Puis, il pend au grand mât, comme au front d'une tour,
Son drapeau que l'air ronge,
Et dont le reflet d'or dans l'onde, tour à tour,
S'élargit et s'allonge.
Et c'est alors qu'on voit les peuples étaler
Les couleurs les plus fières,
Et la pourpre, et l'argent, et l'azur onduler
Aux plis de leurs bannières.
Dans ce riche appareil leur orgueil insensé
Se flatte et se repose,
Comme si le flot noir, par le flot effacé,
En gardait quelque chose !
Malte arborait sa croix ; Venise, peuple-roi,
Sur ses poupes mouvantes,
L'héraldique lion qui fait rugir d'effroi
Les lionnes vivantes.
Le pavillon de Naple est éclatant dans l'air,
Et quand il se déploie
On croit voir ondoyer de la poupe à la mer
Un flot d'or et de soie.
Espagne peint aux plis des drapeaux voltigeant
Sur ses flottes avares,
Léon aux lions d'or, Castille aux tours d'argent,
Les chaînes des Navarres.
Rome a les clefs; Milan, l'enfant qui hurle encor
Dans les dents de la guivre ;
Et les vaisseaux de France ont des fleurs de lys d'or
Sur leurs robes de cuivre.
Stamboul la turque autour du croissant abhorré
Suspend trois blanches queues ;
L'Amérique enfin libre étale un ciel doré
Semé d'étoiles bleues.
L'Autriche a l'aigle étrange, aux ailerons dressés,
Qui, brillant sur la moire,
Vers les deux bouts du monde à la fois menacés
Tourne une tête noire.
L'autre aigle au double front, qui des czars suit les lois,
Son antique adversaire,
Comme elle regardant deux mondes à la fois,
En tient un dans sa serre.
L'Angleterre en triomphe impose aux flots amers
Sa splendide oriflamme,
Si riche qu'on prendrait son reflet dans les mers
Pour l'ombre d'une flamme.
C'est ainsi que les rois font aux mâts des vaisseaux
Flotter leurs armoiries,
Et condamnent les nefs conquises sur les eaux
A changer de patries.
Ils traînent dans leurs rangs ces voiles dont le sort
Trompa les destinées,
Tout fiers de voir rentrer plus nombreuses au port
Leurs flottes blasonnées.
Aux navires captifs toujours ils appendront
Leurs drapeaux de victoire,
Afin que le vaincu porte écrite à son front
Sa honte avec leur gloire !
Mais le bon Canaris, dont un ardent sillon
Suit la barque hardie,
Sur les vaisseaux qu'il prend, comme son pavillon,
Arbore l'incendie !
(Victor Hugo)