18 août 1832, en mer.
Nous avons levé l'ancre à trois heures du matin. Un vent maniable nous a laissés approcher de la pointe du continent qui avance dans la mer d' Athènes; mais là une nouvelle tempête nous a assaillis, plus violente encore que la veille nous avons été en un instant séparés des deux bâtiments qui naviguaient de conserve avec nous. La mer est devenue énorme; nous roulons d'un abîme dans l'autre, les vergues trempant dans la vague, et l'écume jaillissant sur le pont. Le capitaine s'obstine à doubler le cap; après plusieurs heures de manoeuvres impuissantes, il réussit: nous voilà en pleine mer, mais le vent est si fort que le brick dérive considérablement. Nous sommes forcés de mettre le cap sur les montagnes qui se dessinent de l'autre côté de la mer d'Athènes. Nous filons dix noeuds, dans un nuage de poussière humide, et sous les flocons d'écume qui s'élancent de la proue et des deux flancs du navire. De temps en temps l'horizon
s'éclaircit, et nous laisse entrevoir le cap Colonne qui blanchit devant nous. Nous espérons aller le soir mouiller au pied de ces colonnes, et saluer la mémoire du divin Platon, qui venait méditer, deux mille ans avant nous, sur ce même promontoire de Sunium. Mes regards ne quittent pas l'horizon des montagnes d'Athènes, d'où la tempête nous repousse. Enfin, au déclin du soleil, le vent s'amollit; nous faisons une bordée sur l'île d'Egine. Nous tombons presque en calme à l'abri de l'île et de la côte du continent, et nous entrons à la chute du jour dans un autre golfe formé par l'île et par les beaux rivages de Corinthe. La mer est comme un miroir, et il nous semble naviguer sur un fleuve sans vagues, dont le cours insensible nous porte jusqu'au mouillage. Nous jetons l'ancre, au moment où la nuit tombe, dans un lac immense et enchanté, que de sombres montagnes enveloppent, et où la lune qui s' élève frappe de sa blancheur l'Acropolis de Corinthe et les colonnes du temple d'Egine. Nous sommes à quelques centaines de pas de l'île, en face de jardins ombragés de beaux platanes. Quelques maisons blanches brillent au milieu de la verdure. Repos et souper tranquille sur le pont, après une journée de périls et de fatigues; vie des voyageurs et de lhomme sur la terre. à notre droite, l'île d'Egine, adoucissant ses pentes noires et rapides, étend sur un golfe une langue de terre semée de quelques cyprès, de vignes et de figuiers; la ville la termine; elle est moins bizarrement placée que le peu de villes grecques que nous avons vues jusqu'ici; le gymnase, élevé par Capo-D'Istria, blanchit au milieu: -son musée; -je n'y vais pas... Je suis las des musées, -cimetière des arts; -les fragments détachés de la place, de la destination et de l'ensemble, sont morts: poussière de marbre qui n'a plus la vie. -Je descends seul à terre, et je passe deux heures délicieuses dans un jardin de cyprès et d'orangers appartenant à Gergio-Bey, d'Hydra. A dix heures, je rentre au vaisseau; en descendant de l'échelle, je trouve la moitié du pont littéralement couverte de monceaux de pastèques et de melons, d'immenses paniers remplis de raisins de toutes formes et de toutes couleurs, dont quelques-uns pèsent trois à quatre livres, de figues de l'Attique, et de toutes les fleurs que la saison, le climat, peuvent fournir. On me dit que c'est le gouverneur d'Egine, Nicolas Scuffo, qui, ayant appris la veille, par mon pilote grec, mon passage par le golfe, est venu me rendre visite avec une barque pleine de ce présent de sa terre. Il a reconnu dans mon nom celui d' un ami de la Grèce, et m'a apporté le premier gage de cette prospérité que tant de coeurs généreux ont désirée pour elle. Il a annoncé son retour pour la soirée. Je demande un canot au capitaine Cuneo D'Ornano, et je vais à Egine porter mes remercîments au gouverneur, je le rencontre en mer. Nous revenons ensemble à mon bord. Homme distingué, d'une conversation fort spirituelle: nous parlons de la Grèce, de son état futur et de sa crise présente : je vois avec chagrin que l'esprit religieux est éteint en Grèce; le clergé, ignorant, est méprisé ; l'esprit commercial n'a pas assez de vertu pour ressusciter un peuple; je crains pour celui-là: à la première crise européenne, il se décomposera de nouveau.
Lamartine: Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-3.
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